Synthèse 8 : MIGRATIONS CELLULAIRES DANS L'ORGANISME ANIMAL EN DÉVELOPPEMENT
Ce cours en ligne synthétique reprend les points de programme suivants :
- Origine et lignage des cellules des crêtes neurales
- Rôle des interactions cellules-cellules et cellules-matrice dans la migration et le guidage des cellules des crêtes neurales
Synthèse 8 : MIGRATIONS CELLULAIRES DANS L'ORGANISME ANIMAL EN DÉVELOPPEMENT
Migration
cellulaire dans l’organisme animal en développement : exemple des cellules
des crêtes neurales
La migration constitue un des processus fondamentaux du développement embryonnaire animal. Nous avons vu en synthèse 3 ses aspects cellulaires.
Quatre points importants à retenir
ont été mentionnés :
- La migration est déclenchée par la réception d’un signal extracellulaire.
- Pour migrer, les cellules ont besoin d’un support permissif, assuré par des protéines matricielles (comme la fibronectine ou la laminine) et reconnu par des intégrines localisées au niveau de zones d’adhérence appelées contacts focaux.
- La migration fait intervenir des remaniements importants du cytosquelette d’actine.
Dans cette synthèse, nous allons nous focaliser sur la migration dans l’embryon. De nombreux types cellulaires sont dotés de propriétés migratoires au cours de l’embryogenèse. Les cellules peuvent migrer de façon collective. C’est le cas par exemple du mésoderme au cours de la gastrulation chez l’amphibien, qui s’invagine dans l’embryon au niveau du blastopore et migre sur le toit du blastocoele (voir synthèse 5). Elles peuvent aussi migrer individuellement. Tel est le cas par exemple des cellules germinales qui effectuent un long trajet dans l’embryon pour coloniser les gonades en formation, des progéniteurs musculaires qui naissent dans le dermomyotome et rejoignent les bourgeons de membres (voir synthèse 7), ou encore des progéniteurs neuronaux au sein du système nerveux central en développement.
Ces phénomènes posent plusieurs questions que nous traiterons dans cette voir synthèse autour de l’exemple de la migration des cellules des crêtes neurales (CCN) chez les vertébrés :
- Qu'est-ce qui déclenche le comportement migratoire ?
- Qu'est-ce qui guide les cellules sur leur chemin migratoire ?
- Comment les cellules trouvent-elles leur destination finale (attraction par le tissu cible / répulsion par les autres tissus) ?
NB : La Recherche sur les
processus migratoires au cours du développement a fourni des informations
cruciales pour comprendre et lutter contre certains processus pathologiques
comme la formation de tumeurs métastatiques.
Les cellules de crêtes neurales : origine et lignage dans l’embryon
Les cellules de crêtes neurales délaminent du tube neural au cours de la neurulation
Les CCN ont une origine ectodermique. Elles émanent des bordures neurales, une région située entre l’ectoderme et la plaque neurale en fin de gastrulation/début de neurulation. Le destin « crête neurale » de cette région est progressivement fixé par le biais de divers signaux extracellulaires émanant des régions environnantes (Figure 1). Suite à l’invagination de la plaque neurale en gouttière neurale, la bordure neurale se retrouve en position dorsale. Après la fermeture du tube neural, les CCN perdent leur caractère épithélial (transition épithélio-mésenchymateuse), se séparent de la partie dorsale de celui-ci (délamination) et commencent à migrer dans l’embryon. Nous nous intéresserons plus loin aux voies migratoires qu’elles empruntent.
Figure 1 : Les CCN sont originaires des bordures neurales (en vert), un territoire induit au cours de la gastrulation grâce à des signaux émanant des territoires adjacents : plaque neurale (futur système nerveux central ; en violet), ectoderme non neural (futur épiderme ; en bleu) et mésoderme paraxial (futures somites ; en jaune). Durant la neurulation, les bords de la plaque neurale s’élèvent (bourrelets neuraux) et se joignent pour former le tube neural. Après la formation du tube neural, les cellules de la partie dorsale du tube neural se détachent (délamination) et commencent à migrer : ce sont les CCN. D’après Gammil & Bronner-Fraser, Nature Rev Neuroscience 2003.
Les cellules de crêtes neurales donnent naissance à une multitude de dérivés cellulaires au cours de l’embryogenèse
Les CCN sont des progéniteurs multipotents (plusieurs destins possibles). À l’issue
de leur migration, elles vont coloniser différents territoires de l’embryon où
elles donneront naissance à divers dérivés cellulaires différenciés (Figure 2).
Elles génèrent notamment les cellules squelettiques du
crâne et de la face, les neurones et cellules gliales du système nerveux périphérique et les cellules pigmentaires de l’épiderme (mélanocytes).
Figure 2 : Types cellulaires différenciés et structures majeurs dérivés des CCN.
La mise en évidence du lignage des CCN a été historiquement permise par la technique de greffe caille-poulet mise au point par Nicole Le Douarin. Visionnez son principe dans la vidéo suivante (explication dans la partie 1 ; période 9’12’’-14’40’’) : https://www.ibiology.org/development-and-stem-cells/neural-crest/
Quelques points importants à retenir :
- L’expérience présentée vise à identifier le lignage des CCN (les cellules filles auxquelles elles donnent naissance).
- Elle repose sur la greffe d’un fragment de tube neural d’un embryon de caille « donneur » chez un embryon de poulet « hôte » au même stade. L’embryon résultant est une chimère puisqu’il est composé de cellules de caille et de poulet.
- Les cellules de cailles peuvent être distinguées des cellules de poulet par une simple coloration nucléaire (car les noyaux n’ont pas la même apparence) ou grâce à un immunomarquage à l’aide d’un anticorps anti-QPCN (« Quail/Chicken PeriNuclear » ; marqueur spécifique des cellules de caille).
- On peut ainsi identifier et suivre les CCN issues du tube neural greffé et déterminer où elles ont migré et à quels types cellulaires elles ont donné naissance.
Ce type d’analyse a permis de mettre en évidence l’ensemble des dérivés cellulaires auxquels les CCN donnent naissance en fonction de leur position le long de l’axe antéro-postérieur du tube neural (Figure 3) :
- Les CCN du domaine céphalique donnent naissance au squelette cranio-facial et aux ganglions nerveux parasympathiques.
- Les CCN du domaine cardiaque (au niveau des somites 1-3) donnent naissance aux tissus musculaires et conjonctifs des grosses artères et au septum du cœur.
- Les CCN du domaine troncal donnent naissance aux ganglions nerveux sensoriels et sympathiques et aux cellules des médullosurrénales.
- Les CCN des domaines vagal (somites 1-7) et sacral (> somite 28) donnent naissance au système nerveux entérique.
- Enfin, les mélanocytes sont produits tout le long de l'axe.

Comment le destin de ces CCN qui migrent dans différents territoires embryonnaires est-il fixé ? La détermination de ces cellules se fait de façon progressive par le jeu de combinaisons spécifiques de facteurs de transcription qui restreignent peu à peu le destin des cellules et induisent le programme génétique de différenciation (revoir si besoin la synthèse 3, figure 11, pour réviser ce concept ; nous le reverrons en synthèse 9). L’expression de ces facteurs de transcription dépend de la nature des signaux que les CCN vont rencontrer au cours de leur trajet migratoire.
Les cellules de crêtes neurales sont une innovation évolutive des Craniates
Un peu d’évolution ! Les CCN sont considérées comme une innovation évolutive des Crâniates (Cyclostomes et Gnathostomes ; Figure 4). Elles contribuent à de nombreux caractères propres du groupe, dont la présence d’un crâne. Les recherches n’ont pour l’instant pas montré l’existence de CCN chez les autres Deutérostomiens (Céphalochordés compris). Cependant, des études suggèrent que des cellules ayant quelques caractères similaires aux CCN (cellules migratoires émanant de la bordure neurale et générant des neurones sensoriels et des cellules pigmentaires) sont présentes chez les Urochordés. Il est donc possible que les CCN aient évolué à partir d’un type cellulaire ancestral existant déjà chez l’ancêtre commun aux Urochordés et aux Crâniates.
Figure 4 : Phylogénie simplifiée des chordés. NB : Selon les auteurs, Vertébrés et Crâniates peuvent ou non être synonymes selon que les myxines (un type de cyclostomes dépourvus de vertèbres) sont incluses ou pas dans les Vertébrés.
Pour plus d’informations sur ce sujet, voir https://planet-vie.ens.fr/article/2528/cellules-cretes-neurales-seule-chose-interessante-vertebres:
Par les dérivés qu’elles produisent,
les CCN jouent en outre un rôle important dans la diversité morphologique
observable au sein des vertébrés : couleurs des pelages, plumes, écailles
(liée à la variété de cellules pigmentaires produites), formes du crâne et de
la face (Figure 5)…
Figure 5 : CCN et diversité morphologique chez les vertébrés. (A) Diversité des cellules pigmentaires chez les vertébrés (exemple d’un oiseau, d’un singe et d’un poisson téléostéen). (B-E) Diversité morphologique de la région cranio-faciale. Les images de gauche montrent le résultat d’une expérience de lignage chez un embryon de poulet (B) et un embryon de souris (D). Les territoires marqués en bleu (une grande partie des os du crâne et de la face) dérivent des crêtes neurales céphaliques. Les schémas de droite montrent la contribution relative des CCN céphaliques et du mésoderme paraxial à la formation du squelette cranio-facial. D’après Noden & Schneider et al., 2006.
Rôle des interactions cellules-cellules et cellules-matrice dans la migration et le guidage des CCN
Comment les CCN passent-elles d’un état épithélial (à l’intérieur du tube neural), à un état migratoire ?
Alors qu’elles sont encore intégrées dans la partie dorsale du tube neural, les cellules des crêtes neurales vont subir des modifications de leurs propriétés adhérentes indispensables à leur délamination du tube neural. C’est la transition épithélio-mésenchymateuse (revoir si besoin la synthèse 3, Figure 12). Cette transition repose en partie sur des changements dans le répertoire de cadhérines exprimées : les CCN pré-migratoires expriment des cadhérines qui maintiennent la cohésion intercellulaire (comme la cadhérine 6) alors que les CCN migratoires expriment d’autres cadhérines (comme la cadhérine 7).
La transition épithélio-mésenchymateuse est contrôlée par des signaux extracellulaires émanant des tissus adjacents. Ces signaux induisent dans les CNN l’expression d’un facteur de transcription appelé Snail2, un acteur crucial de la transition épithélio-mésenchymateuse (Figure 6).
Un peu de génétique ! Il a été
montré que Snail 2 agit comme un inhibiteur de la transcription du gène codant
la cadhérine 6B. Sa perte de fonction est en effet associée à une augmentation
de l’expression de la cadhérine 6B dans les CCN et à une modification
conséquente de leur adhérence intercellulaire.
Figure 6 : (A) Analyse par hybridation in situ du profil d’expression du gène Snail2. TN : tube neural ; N : Notocorde. Noter l’expression spécifique de Snail2 dans les CCN prémigratoires. (B) Transfection d’un vecteur d’expression codant Snail dans des cellules épithéliales en culture (expérience de gain de fonction). Quelques heures après la transfection, ces cellules adoptent un caractère mésenchymateux et commencent à migrer. D’après Bolos et al., J cell Science 2003.
NB : Les facteurs de transcription de la famille
Snail sont également connus pour leur rôle dans la transition
épithélio-mésenchymateuse des cellule cancéreuses, processus qui conduit à la
formation de métastases.
Comment les CCN empruntent-elles un chemin plutôt qu’un autre ?
Juste après leur délamination, les CCN du tronc peuvent emprunter deux voies migratoires dans l’embryon, la voie dorso-latérale et la voie ventrale (Figure 7). Dans la première, les cellules passent sous l’épiderme et vont aller coloniser les follicules pileux où elles se différencieront en mélanocytes. Dans la deuxième, les CCN vont traverser les somites au niveau du sclérotome puis poursuivre leur trajet migratoire pour aller former différents dérivés comme les cellules nerveuses des ganglions sensitifs et sympathiques ou les cellules endocrines de la médullosurrénale.Figure
7 : (A) Voies
ventrale et dorso-latérale de migration des CCN troncales. (B-D) Immunomarquage de HNK1 (un marqueur des CCN migratoires) sur
une coupe longitudinale traversant 3 somites successives (B), ou sur des coupes
transversales effectuées au niveau postérieur (C) ou antérieur (D) d’une paire
de somite. On remarque que les CCN qui empruntent la voie ventrale traversent
le sclérotome uniquement dans sa partie antérieure. A : antérieur ; P : postérieur ; D : dorsal ;
V : ventral.
Emprunter un chemin plutôt qu’un autre nécessite de reconnaître l’environnement dans lequel on se trouve. Les tissus que les CCN traversent sont formés de cellules possédant dans leur membrane des ligands spécifiques auxquels chaque CCN peut répondre différemment en fonction des récepteurs qu’elle exprime. Ces interactions cellules-cellules dites juxtacrines peuvent être attractives ou répulsives et déterminent si la CCN continue son chemin dans le tissu ou si elle l’évite (réponses rapides). Ce processus de guidage fait intervenir de nombreux couples de ligands/récepteurs.
La nature des signaux matriciels joue également un rôle important dans le guidage des CCN. Nous avons vu en synthèse 3 que la migration cellulaire nécessite un support, assuré par des protéines matricielles (comme la fibronectine ou la laminine) et reconnu par des intégrines localisées au niveau de zones d’adhérence appelées contacts focaux. La composition moléculaire de la matrice peut favoriser ou au contraire inhiber la migration des CCN et ceci dépend du répertoire d’intégrines qu’elles expriment.Comment les CCN trouvent-elles leur organe cible ?
Ce n’est pas tout de migrer, il faut
arriver à destination i.e. trouver l’organe cible dans lequel achever sa
différenciation et exercer sa fonction. Des signaux paracrines émis par les
tissus/organes cibles contribuent à attirer les CCN vers leur destination
finale. Les neurones du système nerveux entérique (dérivés des CCN vagales ou
sacrales) sont par exemple attirés par un facteur paracrine sécrété par
l’intestin, le GDNF (Glial Derived Neurotrophic Factor ; Figure 8). Ce
facteur a un spécifique
sur ces cellules (il n’attire pas d’autres types de neurones dérivés des CCN
comme les neurones des ganglions sympathiques).
Figure 8 : (A) Immunomarquage (en blanc) des neurones du système nerveux entérique sur un intestin de souris disséqué. Ces neurones dérivés des CCN vagales ou sacrales ont colonisé l’intestin à l’issue de leur trajet migratoire. IG : Intestin grêle ; Cae : Caecum ; CO : Colon. (B) Mise en évidence de l’effet chimioattractant du GDNF. Un explant d’intestin est cultivé en présence d’une bille recouverte de GDNF d’un côté et d’une bille contrôle de l’autre. Un immunomarquage des neurones est ensuite réalisé (en noir). Il révèle que les neurones ont migré du côté de la bille de GDNF. D’après Young et al., Developmental Biology 2001
Des défauts de migration ou de colonisation des organes cibles par les CCN sont à l’origine de pathologies humaines.
Les processus migratoires sont donc extrêmement régulés et
font intervenir un grand nombre d’acteurs moléculaires (signaux diffusibles,
protéines d’adhérence, protéines matricielles, récepteurs membranaires). Des
mutations dans les gènes codant ces protéines sont à l’origine de pathologies
humaines de gravité variable. La figure 9 vous en donne 2 exemples.
Figure
9 : (A) PIEBALDISME.
Les défauts de pigmentation associés à cette maladie génétique rare
sont liés à des mutations
hétérozygotes du récepteur c-Kit ou de son ligand Steel Factor (SLF), tous deux
impliqués dans la migration de divers types cellulaires dont les CCN
précurseurs des mélanocytes. (B) MALADIE DE HIRSCHPRUNG OU MEGALOCOLON GENITAL.
Dans 12% des cas, cette pathologie est liée à une délétion sur le chromosome 10
qui conduit à la perte du gène Ret
codant le co-récepteur du GDNF. Il en résulte un arrêt prématuré de la
migration des CCN vers la partie terminale de l’intestin pendant la gestation.
Le système nerveux entérique ne se forme donc pas correctement, engendrant une
constipation sévère avec dilation abdominale et obstruction intestinale.
Messages principaux à retenir
- Les CCN sont des cellules migratrices et multipotentes fondatrices de nombreux tissus chez les vertébrés.
- La transition épithélium-mésenchyme est une étape clef de leur entrée en migration.
- Le trajet migratoire, la colonisation des organes cibles et la différenciation des CCN sont autant d’étapes régulées spécifiquement dans l’espace et le temps par des signaux paracrines ou juxtacrines. Ces signaux peuvent engendrer des modifications du répertoire de gènes exprimés ou induire des réponses rapides comme un changement de direction du front de migration.
- Sur le plan moléculaire, nous
avons vu : (i) l’importance de la régulation de l’adhérence
cellulaire au cours de la transition épithélio-mésenchymateuse; (ii) Le rôle des interactions cellules-cellules et cellules-matrice
dans le guidage de la migration; Le rôle de
chimioattractants dans la colonisation des organes cibles.
- Des défauts dans chacune de ces étapes sont associées à des pathologies humaines.
- Les CCN constituent un système modèle de choix pour comprendre les bases cellulaires et moléculaires des processus migratoires développementaux et pathologiques humaines (processus métastatiques).